I.  Cartographie juridique : La première étape de l’analyse

A. Le cadre conceptuel de l’OCDE

La détermination de la propriété légale constitue, selon les Principes Directeurs de l’OCDE en matière de prix de transfert (2022) (ci-après « Principes OCDE », une étape fondamentale de l’analyse des prix de transfert. Comme l’énonce le paragraphe 6.42 : « La détermination de la propriété légale et des arrangements contractuels des actifs considérés constitue une première étape importante de l’analyse ».

Le droit civil français, à l’instar de nombreux systèmes juridiques, consacre également une corrélation étroite entre propriété juridique et droit aux fruits. L’article 544 du Code civil dispose que « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue ». 

Dans notre cas, FashionLux Holding détient incontestablement la propriété juridique des marques à la suite de leur cession en 2020. Les contrats de cession ont été formalisés et les nouvelles inscriptions réalisées auprès des offices de propriété industrielle compétents, et la société luxembourgeoise figure comme titulaire légal des droits.

B. L’encadrement juridique français

Le droit fiscal français appréhende cette problématique principalement à travers l’article 57 du Code général des impôts (CGI). 

Cette disposition, renforcée par la loi de finances pour 2024, habilite l'administration fiscale à rectifier les prix de transfert qui s’écarteraient du principe de pleine concurrence. 

L’obligation documentaire française, prévue notamment à l’article L. 13 AA du Livre des procédures fiscales, impose aux entreprises de constituer un dossier comprenant notamment « une liste des principaux actifs incorporels détenus (brevets, marques, noms commerciaux, savoir-faire, etc.), en relation avec l’entreprise vérifiée » (BOFiP BOI-BIC-BASE-80-10-20 §160). De manière identique pour la déclaration annuelle des prix de transfert (formulaire 2257-SD), il est spécifiquement prévu que le contribuable doit renseigner les actifs incorporels en lien avec l’activité de l’entité déclarante et présenter le titulaire juridique de ces actifs. (BOFiP BOI-BIC-BASE-80-10-20 §450). 

Dans notre cas, FashionFR devra déclarer la marque (et donc son changement de propriétaire juridique) et documenter précisément les modalités de la cession de 2020, les accords de licence subséquents, et justifier la tarification appliquée. Cette cartographie juridique constitue le socle de l'analyse du bienfondé de la redevance de son principe mais ne suffit pas pour justifier du caractère de de pleine concurrence de la rémunération convenue.

C. Les limites de l’approche purement juridique

L’expérience démontre que l’analyse juridique traditionnelle présente des limites importantes dans le contexte des groupes multinationaux. La possibilité de dissocier aisément propriété juridique et substance économique a conduit à des schémas d’optimisation fiscale parfois artificiels. C’est précisément pour répondre à ces défis que l’OCDE a développé l’approche de propriété économique consacrée dans les dernières versions de ses Principes.

II. Analyse de la propriété économique et confrontation avec la propriété juridique

A. Le schéma d’analyse DEMPE

Les Principes de l’OCDE introduisent une approche novatrice avec le concept de propriété économique, déterminé à travers l’analyse des fonctions DEMPE (Development, Enhancement, Maintenance, Protection, Exploitation). La seule titularité juridique des titres de propriété industrielle n’est donc plus suffisante pour justifier de l’appréhension de l’intégralité des revenus issus de l’exploitation de l’actif en cause. 

Le paragraphe 6.48 énonce qu’ « il est donc nécessaire de déterminer [...] quel membre (ou membres) exerce des fonctions de mise au point, d'amélioration, d'entretien, de protection et d'exploitation des actifs incorporels ou exerce un contrôle sur ces fonctions ».

Appliquons cette grille d'analyse à notre cas d’usage :

  • Development (Mise au point) : La marque de FashionFR a été créée entièrement par les équipes de design et de marketing françaises. L’entreprise a investi 12 millions d’euros sur quatre ans pour développer et promouvoir la marque, employant une équipe de 15 designers/ chargés de marketing spécialisés.
  • Enhancement (Amélioration) : Depuis la cession, FashionFR continue d’améliorer la marque, investissant 2 millions d’euros annuellement en marketing et design. FashionLux n’a aucune équipe technique et ne participe pas aux améliorations.
  • Maintenance (Entretien) : La maintenance des droits de propriété intellectuelle liés à la marque est assurée par FashionFR, qui gère les renouvellements et les oppositions. FashionLux se contente de valider les budgets proposés.
  • Protection (Protection) : Bien que FashionLux soit juridiquement titulaire de la marque, c’est FashionFR qui pilote la stratégie de protection, initie les actions en contrefaçon et négocie les accords de licence avec les tiers.
  • Exploitation (Exploitation) : FashionFR commercialise directement les produits sous la marque exclusive et génère l’intégralité du chiffre d'affaires du groupe sous cette marque

B. Les conséquences sur la rémunération

Le paragraphe 6.54 des Principes OCDE tire les conséquences de cette analyse : « Si le propriétaire légal ne contrôle pas et n’exerce pas les fonctions liées à la mise au point, à l’amélioration, à l’entretien, à la protection et à l’exploitation de l'actif incorporel considéré, il n’aura droit à aucun avantage courant attribuable aux fonctions externalisées. En fonction du cas d'espèce, la rémunération de pleine concurrence devant être versée par le propriétaire légal aux autres entreprises associées qui exécutent ou contrôlent des fonctions liées à la mise au point, à l’amélioration, à l'entretien, à la protection ou à l’exploitation des actifs incorporels considérés peut correspondre à n'importe quelle proportion des revenus totaux tirés de l’exploitation de ces actifs incorporels » . 

L’application de ce principe peut conduire et réallouer toute ou partie du revenu issu de la concession des marques détenues par le propriétaire juridique vers le ou les entreprises associées exerçant de manière directe ou indirecte les fonctions DEMPE. 

Dans notre cas pratique, l’analyse DEMPE révèle que FashionFR exerce la quasi-totalité des fonctions créatrices de valeur de la marque. En conséquence, tout ou partie des redevances perçues par FashionLux devrait lui être réallouée en rémunération des fonctions DEMPE exercées.

C. L’approche jurisprudentielle française

Le Conseil d'État (CE, 9e - 10e ch. réunies, 23 nov. 2020, n° 425577) a progressivement intégré cette approche dans sa jurisprudence. Dans cet arrêt, la haute juridiction administrative a affirmé, sans pour autant le nommer explicitement, qu’une société qui supportait des coûts relatifs à un « flagship store » (magasin principal, vitrine de la marque) se devait d’être rémunéré à ce titre (fonction d’amélioration de la marque).

La seule détention juridique d'un actif incorporel ne confère plus à une entité le droit exclusif de percevoir l’intégralité des produits issus de l’exploitation de l’actif. Désormais, le propriétaire économique est reconnu comme fondé à appréhender tout ou partie des redevances sous-jacentes sur la base des conclusions de l’analyse fonctionnelle.

D. Les défis pratiques du contrôle fiscal

Dans le cadre d’un contrôle fiscal en France portant sur les prix de transfert en lien avec l’utilisation d'actifs incorporels, il incombe au contribuable de prouver à l'administration fiscale que les fonctions DEMPE sont effectivement exercées par les personne morale titulaire juridique et bénéficiaire des redevances.

Pour ce faire il convient de :

Documenter les fonctions de développement : organigrammes des équipes de design et marketing, fiches de postes des designers, planning des projets de création de la marque etc.

Prouver les fonctions d’amélioration : historique des campagnes de marketing et rebranding, investissements en marketing et design, équipes dédiées, études de satisfaction etc.

Justifier les fonctions de maintien en vigueur et adaptation de la protection : procédures de renouvellement des droits, protections complémentaires, etc.

Démontrer les fonctions de défense : stratégie de défense de droits de propriété intellectuelle, identification des atteintes, oppositions et actions en contrefaçon etc.

Analyser les fonctions d’exploitation : identification des éléments générateurs de revenus, cartographie de contrats de licence ou sous-licence, etc.

L’implication des incorporels

L’implication des incorporels

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