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Alerte juridique

Quels sont les aménagements pour le paiement des loyers commerciaux ?

Dans le contexte de la crise actuelle, le paiement des loyers commerciaux est au cœur des préoccupations des entreprises dont les locaux ont été fermés par l’arrêté du 14 mars 2020 ou dont les locaux sont de facto désertés par tous les salariés pour cause de confinement depuis le 17 mars 2020. Les entreprises voient leur chiffre d’affaires chuter, tandis que leurs échéances financières demeurent inchangées.

Quelles mesures ont été prises concrètement par le Gouvernement pour tenter de remédier à certaines de ces situations ? (1) Et quels outils juridiques sont à la disposition des preneurs pour maintenir à flot leur trésorerie ? Que dit la jurisprudence sur le sujet, et que dit la doctrine face à cette situation inédite en France ? (2) 

Faisons le point ensemble :

1. Face à la situation exceptionnelle liée au covid-19 : quels aménagements ont été proposés par le Gouvernement pour les loyers commerciaux ?

Modifications législatives

  • Ordonnance n°2020-316 du 25 mars 2020. Les dispositions de cette ordonnance interdisent l'application de pénalités financières, de dommages et intérêts, d'exécution de clause résolutoire ou de clause pénale ou d'activation des garanties ou cautions, en raison du défaut de paiement de loyers ou de charges locatives afférents aux locaux professionnels et commerciaux pendant la période du 12 mars 2020 et jusqu’à l'expiration d'un délai de deux mois après la date de cessation de l'état d'urgence sanitaire (24 juillet 2020), soit à ce jour jusqu’au 23 septembre 2020.

    Dès lors, toute inexécution relative au paiement des loyers ou des charges locatives qui interviendrait durant cette période ne pourra être sanctionnée, cette ordonnance neutralisant les effets du non-paiement des loyers commerciaux et des charges qui leur sont liées.

    Cependant, ces dispositions sont réservées aux personnes physiques et morales exerçant une activité économique et étant susceptibles de bénéficier du fonds de solidarité (sont notamment concernés les TPE, indépendants, micro-entrepreneurs et professions libérales dont le chiffre d’affaires est inférieur à 1 million d’euros, dont le bénéfice annuel imposable est inférieur à 60.000 euros, et qui ont fait l’objet d’une procédure de fermeture administrative ou qui ont subi une perte substantielle de chiffre d’affaires, etc.) et celles qui poursuivent leur activité dans le cadre d'une procédure collective.

 

  • Coup de pouce fiscal. Afin d’encourager les bailleurs à renoncer aux loyers commerciaux, la Loi de finances rectificative pour 2020, du 25 avril 2020, modifiant les dispositions de l’article 39 du Code général des impôts permet aux bailleurs qui renonceraient à demander le paiement des loyers commerciaux, de bénéficier d’une déduction fiscale. Cette mesure est valable pour les abandons de loyers consentis entre le 15 avril 2020 et le 31 décembre 2020. Ces bailleurs ont ainsi la possibilité de déduire les loyers non perçus de leur assiette d’imposition. Il s’agit d’un apport d’une importance majeure, car la loi fiscale ne permettait aucunement de déduire du résultat imposable les abandons de loyers consentis, les bailleurs subissaient dans ce cas une double peine : non perception/encaissement des loyers, et paiement de l’impôt sur ces loyers fiscalement imposés bien que non encaissés…

Elan de solidarité des bailleurs

Le 16 avril dernier, le Ministre de l’Economie et des Finances a encouragé les bailleurs à annuler 3 mois de loyer pour les très petites entreprises, contraintes de fermer leurs locaux en application de l’arrêté du 14 mars 2020 et employant moins de 10 salariés. En réponse, les principales fédérations de bailleurs ont appelé́ leurs adhérents à annuler trois mois de loyers pour ces TPE contraintes de fermer leurs locaux. Les charges dues demeureraient exigibles dès lors qu’elles correspondent à des coûts réels encourus par les propriétaires, même en période de fermeture des commerces.

Cependant, malgré l’ensemble de ces aménagements législatifs, les preneurs de baux commerciaux, à l’exception de ceux qui se sont vu annuler leurs loyers commerciaux, ne peuvent se soustraire au paiement de ces derniers. Dès lors, quels outils juridiques permettent de venir en aide aux preneurs de baux commerciaux contraints de poursuivre le paiement de leurs loyers ?

2. Quels instruments juridiques de droit commun peuvent être invoqués afin de se soustraire au paiement des loyers commerciaux ?

Délai de grâce

Le preneur souhaitant retarder l’échéance de paiement des loyers commerciaux pourrait invoquer les dispositions de l’article 1343-5, al. 1 du Code civil qui dispose que « le juge peut, compte tenu de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier, reporter ou échelonner, dans la limite de deux années, le paiement des sommes dues ».

De cette façon, ces dispositions offrent la possibilité au preneur de demander au juge le report ou l’échelonnement du paiement de ses loyers.* Afin d’accéder à cette demande, le juge examinera la situation financière du preneur tout en prenant également en compte les « besoins » du bailleur.

Cependant, en raison de la crise sanitaire actuelle, les tribunaux judiciaires sont présentement fermés. La demande d’un délai de grâce sera donc nécessairement retardée. Entrer en négociation avec son bailleur sera donc nécessaire, afin de tenter de parvenir préalablement à un accord.

La force majeure

La force majeure est définie par l’article 1218 du Code civil comme « un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, [et qui] empêche l'exécution de son obligation par le débiteur ». L’évènement de force majeure est caractérisé dès lors qu’il réunit trois éléments : l’extériorité, l’imprévisibilité et l’irrésistibilité. Si la jurisprudence a pu admettre qu’une pandémie pouvait être constitutive d’un cas de force majeure, les contrats de droit privé restent soumis à l’appréciation souveraine du juge qui appréciera au cas par cas les situations qui lui seront soumises. Par ailleurs, dans l’hypothèse où le Covid-19 serait qualifié de force majeure, il n’est pas certain que cette qualification permette au preneur de se libérer de son obligation de payer les loyers commerciaux dus.

Rappelons un fait important : de jurisprudence constante, la Cour de Cassation exclut l’application de la force majeure à une obligation de paiement, telle que celle de tout preneur à bail commercial à l’encontre de son bailleur.**

Toutefois, la situation du Covid-19 est inédite en France. L’exigibilité des loyers commerciaux pourrait être appréciée différemment lorsque les locaux auront été fermés en application de l’arrêté du 14 mars 2020 (i) ou au contraire, lorsque les locaux considérés sont demeurés ouverts malgré la crise sanitaire actuelle (ii).

  • Locaux fermés : Peut-on opposer à son bailleur la force majeure et l’exception d’inexécution ?

Lorsque le bail commercial porte sur un commerce relevant des catégories d’établissements ne pouvant plus recevoir du public en application de l’arrêté du 14 mars 2020, une partie importante de la doctrine à date considère que le bailleur ne serait de facto plus en mesure de mettre à disposition du preneur les locaux loués conformément à leur destination : le bailleur serait dès lors empêché dans l’exécution de son obligation résultant du contrat de bail commercial de donner à son preneur des locaux accessibles au public pour y exercer son activité.

L’évènement à l’origine de l’inexécution lui serait donc extérieur, imprévisible et irrésistible. Cet évènement pourrait dès lors être qualifié de force majeure par les juges du fond en cas de contentieux.

Il conviendra alors d’examiner le caractère temporaire de l’empêchement, qui aurait pour effet de suspendre l’exécution de l’obligation (délivrance par le bailleur de locaux accessibles au public) ou définitif du contrat de bail (Article. 1218 al. 2 du Code civil).

Dans cette situation, le même courant de doctrine considère que le preneur des locaux fermés en application de l’arrêté du 14 mars 2020, et ne pouvant plus recevoir de public, pourrait dans ce cas, opposer à son bailleur l’exception d’inexécution, mécanisme visé par l’article 1220 du Code civil.

En application de ce texte, le preneur aurait la faculté de suspendre l'exécution de son obligation (en l’espèce le paiement des loyers), étant donné (i) le caractère manifeste de l’inexécution de son cocontractant à l'échéance (c’est-à-dire mise à disposition par le bailleur de locaux accessibles au public, objet du bail), et (ii) les conséquences suffisamment graves de cette inexécution pour le preneur (impossibilité d’exploitation de son activité dans les lieux). Toutefois, la suspension du paiement des loyers devrait néanmoins être notifiée au bailleur « dans les meilleurs délais », par lettre RAR ou par tout autre moyen approprié en période de Covid-19, notamment par LRAR électronique, ou, le cas échéant, par courriel si le co-contractant en accuse réception.

Rien de tout ceci n’a été confirmé à date d’une quelconque manière par la jurisprudence. Il s’agit donc d’un raisonnement juridique doctrinal inédit, fondé sur une situation de fait inédite : l’impossibilité du bailleur de délivrer à son preneur des locaux accessibles au public.

Reste donc, sur ces fondements, à tenter d’engager une discussion avec son bailleur, et de déployer les arguments juridiques correspondant. Le juge civil tranchera, in fine, en cas de désaccord persistant entre les parties, et prendra position en faveur du bailleur ou du preneur.

  • Locaux ouverts : exclusion de l’application de la force majeure

Si les locaux objet du bail commercial, ne relèvent pas des catégories d’établissements ne pouvant plus recevoir du public, le bailleur ne sera nullement empêché dans l’exécution de son obligation : il continue de facto à mettre à la disposition du preneur les locaux objet du bail commercial. Dès lors, le preneur ne pourrait aucunement invoquer les dispositions relatives à l’exception d’inexécution, le bailleur ayant valablement exécuté ses obligations.

Par ailleurs, le preneur ne pourrait pas se prévaloir des dispositions relatives à la force majeure dans la mesure où, comme nous l’avons précédemment souligné et conformément à une jurisprudence constante, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a eu l’occasion de juger dans une décision du 16 septembre 2014, que « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure ».***

Dans cette dernière hypothèse, il parait donc vain pour le preneur d’invoquer la force majeure afin de tenter de se soustraire au paiement de ses loyers commerciaux, la jurisprudence à date de la Cour de Cassation lui refusant ce droit.

Afin d'éviter des contentieux en masse sur ce sujet dont les issues demeurent à ce jour incertaines, il semble que les aménagements législatifs précités soient une porte ouverte vers une négociation entre bailleur et preneur pour sursoir au paiement des loyers, notamment en ce qui concerne les locaux fermés en application de l’arrêté du 14 mars 2020.

L’imprévision ou la renégociation contractuelle

Pour les baux commerciaux conclus ou renouvelés à compter du 1er octobre 2016, ou ceux dont les stipulations intègrent une clause d’imprévision, les dispositions de l’article 1195 du Code civil pourraient être soulevées par le preneur, afin d’obtenir un assouplissement dans le paiement de ses loyers. En effet, en application de ce texte, lorsqu’un changement de circonstances, imprévisible au moment de la conclusion du contrat, rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie, qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, cette partie peut demander la renégociation du contrat à son cocontractant.

Dès lors, le preneur devra démontrer que le virus du Covid-19, était imprévisible au moment de la conclusion du bail et qu’il rend l’exécution de son obligation excessivement onéreuse. Toutefois, le preneur ne pourra se prévaloir de ces dispositions s’il a contractuellement accepté d’assumer le risque d’un tel changement. Le preneur devra par conséquent s’en assurer en vérifiant les clauses de son contrat de bail commercial.

Si l’ensemble de ces éléments est effectivement réuni, le preneur pourra demander la renégociation du contrat à son bailleur. A toutes fins utiles, il est important de rappeler que le preneur devra continuer d’exécuter ses obligations durant cette phase de renégociation, l’article 1195 du Code Civil l’exigeant expressément. Enfin, et en cas de refus par le bailleur ou d’échec de la renégociation entre les parties, le juge aura la faculté, dans les conditions fixées par l’alinéa 2 de l’article 1195 du Code Civil, de réviser le contrat ou d’y mettre fin à la date et aux conditions qu’il aura fixées.

On notera également que ce fondement récent, qui relève d’un régime d’ordre général, ne semble pas avoir été fréquemment utilisé en matière de bail commercial. La pandémie actuelle pourrait être l’occasion pour les preneurs de faire valoir ce droit à renégociation dans une situation imprévisible qui ne serait pas – encore - encadrée par le régime spécial des baux commerciaux.

Le florilège de situations exposées ci-dessus démontre assurément que les preneurs de baux commerciaux ne sont pas démunis d’arguments juridiques à l’encontre de leurs bailleurs, pour tenter soit de différer le paiement des loyers, soit de le contester, et d’engager une négociation utile avec leurs bailleurs, confrontés aux conséquences du covid-19. La mesure fiscale permettant aux bailleurs de renoncer à demander le paiement des loyers commerciaux est une incitation forte à engager une juste négociation avec les bailleurs, en s’entourant des conseils avisés nécessaires.

Face à cette crise, les équipes de Grant Thornton Société d’Avocats restent pleinement mobilisées et à la disposition des parties au bail commercial pour les accompagner dans la recherche de solutions juridiques constructives et pérennes pour chacune d’entre elles.

 

*Cour de cassation, Chambre civile 3, mercredi 7 janvier 1998, N°95-20167 : illustration d’un octroi de délais en application de l'article 1244-1 du Code civil [nouvellement article 1343-5 du Code civil], pour un bail de locaux à usage commercial

** Cour de cassation, Chambre commerciale, 16 Septembre 2014, N° 13-20.306

*** Cour de cassation, Chambre commerciale, 16 septembre 2014, N° 13-20.306

Auteurs : Nicolas Rémy-Néris, Avocat, Directeur en droit commercial, DPO et Pauline Garcia, Avocate, en droit commercial.